Transhumains d’hier et de demain : brève généalogie de la morale transhumaniste

Article écrit par © Charles Bodon, (contact : bodonbruzel@gmail.com), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Charles Bodon est un jeune chercheur en philosophie du numérique. Spécialisé dans la question de l’interaction humain-machines et des enjeux sociaux et sociétaux que le numérique occasionne (Internet, Web, Virtuel, Intelligence Artificielle), il tente à travers une approche historique et critique d’interroger comment l’évolution de la technologie influence notre manière de percevoir le monde.

 

Pour illustrer au mieux son propos, l’auteur a utilisé DALL-E, une IA génératrice d’images à partir de phrases ou de mots clés.

Introduction

Le transhumanisme est un mouvement qui concentre à lui seul de nombreux fantasmes et qui s’appuie sur ceux qui accompagnent les nouvelles technologies. Devenir-cyborg de l’individu, téléchargement de l’esprit, vie éternelle, clonage, singularité technologique : autant de termes employés par les enthousiastes de la science et qui n’ont cessé de traverser la littérature d’anticipation et la science-fiction en général. Mais, pour le transhumanisme cet avenir est possible et même désirable. Est-ce pour autant à raison ? Ou s’agit-il de simple spéculation de gourous d’un nouveau genre issus de la Silicon Valley ? 

D’aucuns y verront pur fanatisme d’illuminés scientistes au service d’un libéralisme des plus décomplexé, là où d’autres crieront au génie de chercheurs qui osent tenter de transcender les limites mêmes de la nature humaine. Pour se faire son propre avis sur la question et s’initier aux préceptes transhumanistes, encore faut-il revenir quelques années en arrière pour comprendre comment un tel mouvement a pu voir le jour et dans quelle mesure il y a lieu de croire ou de rejeter ses idéaux.

Sommaire

I. La mort : une certaine idée fixe

C’est avec l’ironie qu’on lui (re)connaît que Nietzsche dans Humain, trop humain (1878) raille les espérances de la science moderne, alors en plein essor à son époque :

128. PROMESSES DE LA SCIENCE. — La science moderne a pour but : aussi peu de douleur que possible, aussi longue vie que possible — par conséquent une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste en comparaison des promesses des religions.

Comme à son habitude, le philosophe se fait ici psychologue des mœurs de son temps. En effet, le 19e siècle, véritable « siècle de la science », voit s’accomplir en Europe les œuvres de la Révolution industrielle. La science moderne semble alors hériter de ses découvertes passées et enfin profiter des promesses qu’elle s’est fait à elle-même : accroître les connaissances humaines sur sa condition et la délivrer de ses souffrances si cela lui est possible. 

Et celle-ci n’a pas tort d’y croire : après tout, n’a-t-on pas acquis depuis la lunette de Galilée au 17e siècle que la surface de la lune est couverte de cratères (et non pas sphérique comme on le pensait depuis Aristote) et découvert les principes permettant de passer du géocentrisme à l’héliocentrisme, rendant ainsi justice à Copernic ? N’a-t-on pas réussi à rendre la vue à des aveugles au 18e siècle grâce aux opérations de la cataracte du chirurgien anglais Cheselden ? Et n’est-ce pas encore la science qui, l’année suivante de la parution d’Humain, trop humain, éclairera bientôt le monde à travers l’ampoule électrique d’Edison ?

La liste des prouesses techniques à travers les âges ne semble jamais se démentir : n’a-t-on donc pas raison d’avoir foi en l’avenir que promet la science lorsque celui-ci est, non pas dans un certain au-delà, mais pour demain ?

Tout le mot de Nietzsche repose alors dans cette comparaison avec la religion : la science semble ni plus ni moins que de proposer de remplacer la vie éternelle post-mortem promise par les dogmes de l’Église, par une vie de félicité immédiate et sans condition nécessaire de bonne conduite.

Or, si comparaison n’est pas raison, Nietzsche par cette formule attire cependant notre attention sur les similitudes entre les promesses de la foi religieuse et celles de la science, lesquelles, loin de nécessairement s’opposer, trahissent en réalité une constance dans l’âme humaine : la volonté de l’être humain d’échapper à sa condition mortelle.

Cette constante psychologique se poursuit-elle encore aujourd’hui ? 

Il serait en effet raisonnable de penser que nous, humains du 21e siècle, avons acquis suffisamment de recul sur le passé pour anticiper nos besoins à venir, que la précision de nos instruments contemporains nous permet de répondre à chaque question que nous nous posons, et qu’il n’est nulle contrainte physique (maladie, handicap) qui ne saurait un jour ou l’autre être abolie.

Ces espérances rationnelles nous appellent à nous rendre, en quelque sorte, pour reprendre et détourner le mot de Descartes dans le Discours de la méthode (1637) : « comme maîtres et possesseurs de la Nature ». 

Quelles raisons avons-nous, alors, de nous limiter à cette nature ? Pourquoi persévérer dans les souffrances et contraintes du corps biologique et de notre environnement, si la technique scientifique nous permet aujourd’hui de les plier à notre volonté ? N’est-il pas au contraire naturel de vouloir sortir de ces limites, celles-ci étant progressivement vaincues à l’issue d’un long processus historique d’amélioration de notre propre condition ?

Après tout, la technique scientifique et la technologie qui l’accompagne sont elles-mêmes constituantes de notre évolution : depuis le premier silex taillé et la maîtrise du feu, jusqu’à l’eau courante, la bombe atomique ou encore l’intelligence artificielle (IA), l’être humain s’est modifié (dans son comportement, sa morale, son physique parfois) parallèlement à la science et par le secours de ses outils, instruments et machines.

N’y a-t-il donc pas, alors, une continuité naturelle entre le progrès de la science et l’amélioration de la condition humaine ? 

Poussons ce raisonnement plus loin encore et envisageons le long terme : ne peut-on pas voir à travers cette histoire commune le signe d’une convergence entre la technique scientifique et l’évolution biologique humaine ? Ne peut-on imaginer pour l’avenir un point de non-retour où, grâce à la science, l’humanité entrerait dans un âge d’or débarrassé de souffrances physiques, de limites intellectuelles, et qui sait, peut-être même de la Mort ?

C’est bien ici l’ambition du transhumanisme.

 

II. Une foi scientifique

Disons-le d’emblée : le transhumanisme est une idéologie et non pas une science. Mais, comme nous avons commencé à l’entrevoir, ce mouvement hérite de l’histoire des sciences et s’appuie sur celle-ci pour promouvoir son idéologie. Autrement dit, s’il n’y a pas de « science du transhumanisme », il y a, en revanche, une histoire des sciences et une certaine vision de cette histoire de laquelle hérite et sur laquelle s’appuie le transhumanisme.

Une des premières occurrences du terme « Transhumanisme » peut-être rapporté par Julian Huxley, biologiste fondateur de l’UNESCO et frère d’Aldous Huxley, auteur de A brave new world (1932), roman classique de la littérature d’anticipation : 

« Si elle le souhaite, l’espèce humaine peut se transcender dans sa totalité […]. L’homme demeurera l’homme, mais se transcendant en réalisant les possibilités de sa nature humaine biologique à son avantage. Peut-être le mot « transhumanisme » pourra convenir. »

Julian Huxley, In New Bottles for New Wine, éd. Chatto & Windus, Londres, 1957. 1

Cette citation de Huxley a le mérite de permettre de situer la position essentielle du transhumaniste par-delà les différents courants qui s’en réclament : la « transcendance de la condition humaine » repose sur une amélioration qui lui est immanente. 

Il y aurait, pour ainsi dire, un principe d’évolutivité biologique inhérent à l’humanité qui, si elle s’y consacre, lui octroierait la possibilité de dépasser sa condition. Ainsi « l’homme demeurera l’homme » même s’il se transforme, car toutes transformations qu’il subirait sont impliquées à l’origine dans les possibilités de sa nature.

C’est une approche darwinienne qui sous-tend cette conception : l’espèce humaine, comme toutes les autres espèces, sélectionne les caractères les plus à même de lui permettre de s’adapter à son environnement et de proliférer. À ceci près que le progrès technique envisagé par le transhumanisme ne va plus viser à seulement s’accomplir dans le cadre de ce que la nature lui concède, mais vise précisément à sans cesse la dépasser.

Ainsi, les théoriciens principaux du transhumanisme vont, au début du 21e siècle, se saisir de ce rapport entre évolution biologique et évolution de la technologie pour développer une nouvelle idéologie s’accompagnant elle-même d’une « futurologie ».

Si ce dernier terme peut laisser penser à une approche prophétique de la science, il faut cependant bien noter qu’il s’agit davantage ici de prospective statistique que de prédictions nostradamusiennes. 

En effet, la futurologie ne produit pas d’anticipation de l’avenir grâce à un quelconque pouvoir mystique ou chamanique, mais est un réel domaine interdisciplinaire qui vise à réaliser des études systématiques et statistiques des futurs probables d’une société en prenant en compte différents facteurs (évolutions techniques, sociales, politiques, économiques, philosophiques).

Ainsi, la futurologie transhumaniste vise par exemple à déterminer et anticiper le moment t, qu’elle nomme « Singularité technologique » et qu’elle situe généralement aux alentours de 2030 ou 2050, où l’humanité dépassera définitivement ses limites grâce à la science.

Mais si l’entreprise initiale est certainement louable (on ne saurait reprocher de vouloir aider l’humanité dans ses souffrances), il y a cependant l’art et la manière de le faire. 

Car, généralement, pour le transhumanisme le « dépassement » de ces limites se fera par des moyens tels que : le téléchargement de l’esprit sur Internet, le remplacement des organes du corps par la mécanique, la cryoconservation, le clonage, l’eugénisme contrôlé, tant de méthodes mises au profit d’une future « humanité augmentée ».

De par ses espérances, le transhumanisme charrie donc aujourd’hui de nombreux fantasmes encore symptomatiques du passage au 21e siècle et au 3e millénaire (comme le bogue de l’an 2000, la trilogie Matrix, ou plus récemment la série Blackmirror). 

Mais on peut se demander : y a-t-il également quelque chose de fantasmatique dans les propos du transhumanisme et les faits sur lesquels il s’appuie ? Ou bien ce mouvement a-t-il réellement les moyens de ses ambitions ?

Il apparaît en effet que les acteurs qui prônent ce mouvement sont généralement représentatifs d’un certain milieu (Silicon Valley) et de nombreux milliardaires et entreprises (GAFAM) se font à la fois soutiens financiers et relais de cette idéologie fleurissante en Amérique du Nord. 

C’est ainsi une certaine philosophie libérale mêlée à l’adoration de la science qui voit le jour et dont le singulier mariage espère mettre au monde une nouvelle humanité.

Il faut donc souligner le caractère paradoxal du transhumanisme en ce qu’il se présente comme une idéologie de la science, s’appuie sur les données de la science et des moyens financiers quasi illimités, mais applique l’essentiel des codes de la religion.

La fameuse « singularité technologique » étant comparable à l’Apocalypse prophétique, l’avènement de « l’humain augmenté » à une métaphore prométhéenne, et le téléchargement de l’esprit dans un métavers comme autant de promesses d’un paradis artificiel. On a ainsi pu parler en termes contradictoires du transhumanisme : rationalité radicale, technospiritualité, science idéologique, et ainsi de suite. 

Comment comprendre un mouvement qui semble ainsi traversé de telles contradictions ? 

Si l’on souhaite prendre la juste mesure de ce qu’est le transhumanisme, et ce sans tomber dans la facile technophobie ou l’aveuglant scientisme, il faut rentrer davantage dans la psychologie transhumaniste et se livrer à une brève généalogie de ses idéaux. 

Pour cela, nous embarquons pour une odyssée dont l’origine débute quelques siècles en arrière et qui va nous amener à remonter les flots du temps jusqu’à notre époque. Heureux comme Ulysse, nous ferons un beau voyage si nous parvenons ainsi à nous pencher sur les conditions de possibilités à la fois matérielles et intellectuelles qui, à travers l’histoire, ont pu mener à la naissance de ce mouvement.

 

III. De la mort à la renaissance : une humanité en transhumance

Le transhumanisme hérite d’une longue tradition de l’histoire des sciences dans son rapport à la mort et de sa place dans le monde. Or, ce double questionnement est typiquement celui que la Renaissance va introduire par le support de la science.

L’humanité traverse à cette époque une sombre période : entre la Peste noire (1347-1342) ravageant près de la moitié de l’Europe et la guerre de Cent Ans (1337-1453), c’est une véritable ambiance de fin des temps qui cerne l’esprit humain. La mort et la question du salut sont plus présentes que jamais présentes au sein de l’Église et les débats théologiques conduiront (entre autres circonstances économiques, sociales, et politique) à la Réforme protestante en 1517.

La représentation du monde et des mauvais sorts qui l’accablent est alors encore généralement symbolique pour l’individu à cette époque : la Peste est l’incarnation du Mal sur Terre ou d’un châtiment divin, et pour la vaincre se succèdent alors incantations et autres processions. La toile de Joseph Bruegel l’Ancien Le Triomphe de la Mort (1562) permet de se représenter la chose : à la façon d’une vanité, l’œuvre met en scène l’Apocalypse où bêtes et squelettes se retournent contre les hommes et rappellent à toutes classes sociales le sort qui les attend face à la famine, la guerre et la maladie.

Il faudra par ailleurs attendre le 16e siècle pour exorciser certains de ces maux avec les travaux de prévention et de santé publique de Girolamo Fracastor, lequel mettra en place une étude des moyens de propagations des maladies et donc des modes de réponses qui y sont adaptés (savon, quarantaines, hygiène).

La naissance de la science moderne va donc intervenir dans un contexte d’angoisse pour le salut de l’âme humaine, mais en se diffusant justement en même temps que ce qui la tourmente. C’est en effet un vecteur commun qui lie la transmission de la maladie et les guerres à celle des savoirs durant cette période : la navigation. 

Si, certes, la peste a pu se répandre de par les hordes de rats noirs présents dans les navires, il s’avère que, contrairement à la représentation que l’on se fait parfois d’un obscurantisme généralisé par l’Église, durant la Renaissance les savants voyagent également beaucoup en Europe, promulguant et échangeant leurs savoirs aux quatre coins du continent.

Ainsi, le poète romantique Hölderlin n’a pas tort d’écrire que « Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve » : car, en effet, parallèlement à la navigation physique des hommes, c’est une navigation métaphorique des savoirs qui va accompagner une nouvelle représentation de l’être humain et de sa place dans l’univers.

 

IV. Vers l’universalisme par le mécanisme et la mécanisation

Cette représentation nouvelle de l’humanité commence tout d’abord par les arts en Italie. On peut par exemple songer ici aux dessins de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci au 15e siècle qui, représentant les proportions idéales de l’être humain à l’aide des figures géométriques du cercle et du carré, inaugure symboliquement les vœux de l’humanisme à venir : l’homme est représenté au centre du cercle et du carré, c’est-à-dire au centre du Tout, au centre de l’espace céleste et du monde terrestre.

Dans l’esprit du temps, ces représentations furent accompagnées par la conception d’une dignité supérieure de l’homme par rapport aux autres êtres. Des philosophes comme Pic De la Mirandole réinterpréteront ainsi le récit de la Genèse, en y plaçant Adam au centre, comme dans ce texte célèbre de De la dignité de l’homme (1486) :

« Il [Dieu] prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même […] Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, comme celles des bêtes, ou régénérer, atteindre les formes supérieures qui sont divines. ». »

Pic De la Mirandole, De la dignité de l’homme, cité dans Paul Oskar Kristeller, Eight Philosophers of the Italian Renaissance, Stanford, Stanford University Press, 1964 ; trad. fr. A. Denis, Huit philosophes de la Renaissance italienne, Genève, Droz, 1975, p. 24-27 2

Ces derniers propos anticipent sans équivoque ceux de Julian Huxley précédemment : l’être humain est son propre artisan et sa perfectibilité sans limites, dont la réalisation est offerte à son libre arbitre, est contenue dans sa propre nature.

Mais avec la science, cette représentation ne va plus rester seulement symbolique ou philosophique : elle va également évoluer parallèlement à la connaissance que l’humain va avoir de lui-même par la pratique scientifique.

En médecine, notamment, les représentations anatomiques du corps humain du médecin André Vésale dans De humani corporis fabrica (À propos de la fabrique du corps humain) au 16e siècle dans lesquels il décrit méthodiquement ses dissections, vont se voir accompagnées de gravures sur bois et d’illustration des organes et du corps avec une précision sans précédent.

Mettre en lumière ainsi le corps humain, par la description et l’imagerie, va permettre d’illustrer toute la complexité de son organisme, mais, surtout, va contribuer à un tournant où l’humanité acquiert une image d’elle-même, par elle-même, grâce à l’approche objectiviste de la science.

Et l’œuvre de Vésale n’est encore ici qu’un symptôme du plus grand bouleversement des savoirs en cours à cette époque. Car, l’augmentation de la production et distribution de telles lectures répond ici à un besoin d’échappée poétique que la science connaît grâce à la technologie de l’imprimerie de Gutenberg depuis le 15e siècle.

On peut en effet considérer que l’automatisation de la société commence alors véritablement dès la Renaissance (Internet étant aujourd’hui comparable à une gigantesque imprimerie électrifiée), car la répétitivité de l’impression papier va contribuer à uniformiser et démocratiser les savoirs qui seront ensuite distribués en masse aux populations par sérigraphies et ouvrages. Procédé qui culminera à travers notamment L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et D’Alembert au 18e siècle. Ainsi, l’humanité n’a pas attendu les smartphones et Wikipédia pour que la technologie s’immisce dans nos vies personnelles pour les organiser. 

En effet, les objets techniques et instruments de mesure interviennent également de plus en plus dans l’expérimentation et l’observation scientifique (la lunette de Galilée pour observer la lune, les tubes de Torricelli pour mesurer la pression atmosphérique), ainsi que dans la vie courante.

L’historien Lewis Mumford considérera par exemple dans Techniques et Civilisation (1934) que l’apparition de l’horloge automatique entre le 10e et la fin du 13e siècle fera partie des machines qui auront opéré une synthèse et coordination des modes de vie. C’est-à-dire que dans un besoin d’organisation de la société, l’horloge aura eu pour premier rôle d’organiser les journées des habitants et de synchroniser leurs échanges, tout en servant de point de repère spatio-temporel (celle-ci se trouvant généralement en haut du clocher de l’Église, elle-même élément central du village ou de la cité).

Et cette mécanisation ne se limite pas non plus seulement aux moyens de transmission du savoir et aux modes de vie : elle opère également sur la manière même de représenter le monde. Ce sera en effet ensuite une métaphore souvent employée entre le 17e et 18e siècle que de représenter l’univers par une horloge. Métaphore qui sera notamment popularisée par la formule de Voltaire : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’a point d’horloger ».

On peut donc établir une analogie dans l’histoire des sciences et des techniques entre a) la manière de vivre d’une époque et la façon de se représenter sa place dans la nature l’univers, et b) le fonctionnement de l’objet technique qui permet cette représentation. Et c’est par ailleurs la tentative pour expliquer le mécanisme de cette « horloge cosmique » qu’est l’univers (à défaut de connaître son artisan) qui va orienter la pensée humaniste. 

En effet, ce qui distingue le modèle explicatif scientifique de celui interprétatif de l’Église, c’est l’intérêt déterminant de la science moderne pour le rapport de cause à effet entre les phénomènes. C’est-à-dire que l’on ne se limite plus à un modèle symbolique et allégorique pour expliquer les phénomènes naturels, mais on recherche désormais le « si…, alors » logique entre un fait A et un fait B par la mesure géométrique et le calcul. Modèle explicatif dont le mécanisme, à la suite de Galilée au 17e siècle, va être le représentant et avec lequel la nature devient, selon la formule célèbre, « un livre écrit en mathématique ».

Ainsi, la religion qui développait auparavant une sotériologie (science du salut) et guidait l’humanité vers une certaine eschatologie (fin des temps) par le pouvoir qu’elle exerçait sur le contrôle du savoir, va se voir progressivement concurrencée par la science qui va procurer un nouveau modèle explicatif du cosmos.

 

V. Un nouvel espoir

De ces découvertes, apparaissent ainsi des réflexions utopistes où la science permettrait de fuir l’état de nature et du péché originel. Ses promesses appellent les plus grandes espérances, comme peuvent en témoigner ces lignes de Francis Bacon dans La nouvelle Atlantide en 1626 :

« Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. […] Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer de nouvelles espèces. Transplanter une espèce dans une autre. Rendre les esprits joyeux, et les mettre dans une bonne disposition. » 

 

Francis Bacon, La nouvelle Atlantide, 1627, trad. fr. M. Le Doeuf et M. Llasera, Paris, Flammarion, 1995, p.119 3

On constate également que c’est une véritable métamorphose de l’image humaine qui s’opère à cette époque grâce à la science et ses outils. En effet, si l’idée d’un cyber-organisme (cyborg), c’est-à-dire d’un corps mêlé de chair et de métal, n’est certes pas aussi nette à l’époque que celle que nous donne le monde du cinéma et du jeu vidéo aujourd’hui, c’est pourtant bien une thématique de « l’homme-machine » et de « l’univers mécanique » qui traverse la pensée humaniste entre le 17e et le 18e siècle. En témoignent par exemple le titre éloquent de L’Homme Machine (1748) du savant La Mettrie, la métaphore du grand horloger de Voltaire ou encore la théorie des animaux-machines de Descartes.

Faut-il y voir la gestation d’une certaine idée « d’amélioration » de l’humanité qui va apparaître à l’époque moderne ? Peut-être bien, dans la mesure où, à l’approche mécaniste de la nature, va se succéder la mécanisation de la société avec la révolution industrielle, celle du corps avec la cybernétique, puis celle de l’esprit avec l’IA aux 20e et 21e siècles.

 

VI. La révolution industrielle et la machine à vapeur: rétrospectivement d’avant-garde

Suite aux travaux de Galilée et Descartes au 17e siècle et par la quantification de la nature, les ambitions d’amélioration des conditions humaines promises par la science se matérialisent progressivement dans les machines elles-mêmes, soufflant aux 18e et 19e siècles l’air du progrès et de la démesure.

Tout commence en 1712 lorsque les mécaniciens anglais Thomas Newcomen et Thomas Savery développent la machine à vapeur moderne, inaugurant ainsi la révolution industrielle et faisant basculer la société à une ère industrielle et commerciale. L’importance de la machine à vapeur dans l’histoire du transhumanisme mérite que l’on s’attarde sur elle, car elle permet de comprendre sur quels principes le développement du rapport humain-machine va se fonder.

Tout d’abord, c’est un esprit capitaliste qui irrigue les rapports de l’humain avec la machine et dont le transhumanisme hérite. Car, pendant la révolution industrielle, la mise en mouvement de la machine à vapeur est synonyme de richesse. 

En effet, pour gagner de l’argent, la machine doit être en fonctionnement constant. Ainsi, plus il y a de charbon, plus la machine produit et génère du travail. Et plus il y a de travail, plus la machine doit être grande pour répondre aux besoins de consommation et de production des ressources. Si bien que, symboliquement, la grande taille de la machine va concentrer un grand nombre de mains ouvrières et devient synonyme d’efficacité, de prospérité et de vie. 

Pourtant, en même temps, sa forme en devient presque caricaturale : la machine à vapeur atteint parfois des proportions dépassant certaines limites naturelles humaines et le milieu qui l’environne se désagrège, car elle perd beaucoup d’énergie (fioul, vapeurs toxiques). Également les travailleurs se blessent à cause des fortes pressions et rejets de vapeur de la machine ou de ses composantes. C’est donc également l’apparition durant cette période des premières critiques de l’aliénation de l’homme par la technique et le travail. 

À l’origine de l’ère industrielle, il y a ainsi une certaine inversion de l’interface humain-machine : la machine qui en reproduisant les gestes et accomplissant le travail à la place du travailleur le remplace progressivement. 

C’est notamment la lecture que donne Marx au Chapitre 13 du Capital sur le machinisme industriel. Pour le philosophe, la machine remplace le corps du travailleur tout en servant d’extension à sa propre force. Toute la différence entre la machine et le travailleur concernant le travail repose sur le fait que le travailleur a besoin de travail pour vivre, tandis que la machine non : celle-ci ne se nourrit pas, ne dors pas, n’a pas de droits ni devoirs. 

Situation paradoxale et d’interdépendance, car l’homme est rendu obsolète par la machine laquelle, pourtant, a besoin de lui pour être mise en marche et contrôlée. 

La question de la maximisation du rendement de la machine et de l’indépendance de l’homme va alors se poser : comment faire pour à la fois rendre la machine moins dangereuse pour le travailleur, mais sans perdre en production ? C’est un nouvel ingénieur écossais, James Watt, qui va répondre à cette problématique. Dans le souci de sécurité du travailleur, Watt va améliorer la machine à vapeur et inventer le régulateur à boules en 1788 et dont l’importance va être capitale pour la suite de l’histoire des sciences.

Le principe est le suivant : pour que la machine maintienne un comportement constant afin qu’elle ne perde pas d’énergie, ne s’abîme pas, et pour que les travailleurs aient le moins de contact avec celle-ci, on installe un pantographe raccroché à une vanne de régulation de la vapeur et deux boules situées à ses extrémités dont le but va être de libérer ou conserver de la vapeur, proportionnellement à la vitesse de fonctionnement de la machine. 

Dans l’idée : on veut obtenir une circularité vertueuse où si la machine va trop vite alors elle libère d’elle-même de la vapeur pour ralentir, et si elle va trop lentement, alors elle conserve de la vapeur pour augmenter la pression et accélérer.

Dans la pratique : lors du fonctionnement de la machine, plus celle-ci va vite, plus les boules tournent vite autour du pantographe, ce qui, sous l’effet du poids des boules et de la force centrifuge, va faire que le système de régulation va soit ouvrir une vanne pour libérer de la vapeur, soit en refermer une pour la contenir. 

Ainsi, grâce au régulateur à boules la machine devient quasi-autonome. Selon sa vitesse, elle tempère d’elle-même son niveau d’activité pour se maintenir à un rythme moyen (et ne pas se détruire), et par la même occasion elle nécessite alors de moins en moins d’intervention manuelle de l’humain et de risques (éruption de vapeur, explosions de chaleur). Ce qui assure à la fois un rendement et une sécurité optimale.

Mais ce faisant, James Watt ne réalise peut-être pas qu’il vient d’inventer le premier système de rétroaction (feedback) de l’histoire. Car, par le régulateur à boules, la machine à vapeur est ainsi capable pour une action A qui provoque un effet B, d’avoir un retour quasi immédiat sur l’efficacité de cet effet. Ce qui lui permet ainsi de modifier presque instantanément son action en conséquence.

En quelque sorte, la rétroaction c’est le pouvoir de modifier son action dans le feu de l’action afin de la rendre plus efficace, et ce, avec un délai restreint. Or, c’est là un processus qui va jouer un rôle crucial dans la cybernétique de Wiener et de l’IA, car il va servir de principe au contrôle de l’information et à l’apprentissage automatique.

 

VII. Le vivant ceint de corps et d’esprit par les machines : la cybernétique

Le transhumanisme ne cache pas sa volonté de remplacer le corps biologique qu’il considère comme faillible par un corps mécanique. Du moins, certains transhumanistes voient dans l’informatisation de la société une véritable future rencontre du troisième type où l’individu aura à l’avenir (si ce n’est pas déjà le cas dans une certaine mesure) son smartphone greffé directement de la main au cerveau grâce à des puces électroniques et où les différents organes moteurs se verront assistés par des exosquelettes toujours plus performants. 

Mais comment peut-on rationnellement envisager cela ? Y a-t-il seulement eu une science qui permis de laisser penser possible pareil couplage entre l’organique et l’inorganique ? À vrai dire, oui, et c’est l’histoire de la cybernétique.

Celle-ci naît au début du 20e siècle à New York lors des Conférences de Macy organisées en 1924 et 1953 à l’initiative du chercheur américain John McCulloch (inventeur avec Walter Pitts du premier automate formel pensé par analogie avec les synapses du cerveau). Ces conférences ont pour but de réunir les plus grands chercheurs de l’époque et de mettre en œuvre un vaste programme de recherche interdisciplinaire entre mathématiciens, ingénieur, psychologues, économistes, et anthropologues.

Et c’est durant ces conférences (auxquelles participent les fondateurs de l’ordinateur moderne et de la théorie de l’information, John von Neumann et Claude Shannon, pour n’en citer que quelques-uns), que le mathématicien Norbert Wiener va présenter les principes de sa nouvelle science qui va inspirer le transhumanisme.

Du grec ancien kubernêtikê, qui signifie « gouverner, gouvernail, gouvernement », à la fois discipline et programme scientifique, Wiener définit la cybernétique comme la science du contrôle de l’information et de la communication chez le vivant et la machine. 

Plus généralement, la cybernétique se fonde sur un ensemble d’analogies entre le comportement animal et humain avec celui de la machine automatique moderne. Cette discipline réinvestit ainsi des théories en biologie comme la sélection naturelle, en physique comme l’entropie, et en mathématiques comme les probabilités pour mettre au point une théorie des « mécanismes téléologiques » : autrement dit, une science des systèmes en général et du contrôle de leurs fins.

Mais, c’est particulièrement sur le même principe de retour de l’information à son point d’origine de Watts que Wiener fonde la cybernétique. Wiener redéfinit ainsi la rétroaction comme un phénomène de retour de l’information à son émetteur lui permettant d’accroître le contrôle qu’il a sur ses propres actions.

C’est-à-dire que, à la manière de l’individu d’une espèce vivante qui développe au cours de sa vie de nouveaux caractères pour s’adapter à son milieu puis qui les transmet ensuite à la génération suivante pour perpétuer son espèce et son action, la machine peut également « apprendre » d’elle-même pour rendre son action suivante plus efficace. En quelque sorte, par rétroaction la machine peut se « transmettre à elle-même » les informations les plus pertinentes pour l’aider à s’adapter à son environnement ou réaliser une tâche.

Mais ce principe va plus loin pour Wiener : la rétroaction peut également servir de loi générale au contrôle du vivant et de la mécanique. La cybernétique va en effet pousser le rapprochement entre organismes vivants et machines en observant que le fonctionnement de la sensibilité de chaque organe du corps (yeux, mains, nez, oreilles) et chaque opération cognitive (lecture, écriture, calcul) peut-être reproduit par un matériel mécanique programmable fonctionnant grâce à la rétroaction. Autrement dit, pour Wiener il est désormais possible de reproduire (à un niveau minimal à l’époque et beaucoup plus développé aujourd’hui) une forme de sensibilité pour la machine : par exemple, en lui faisant exécuter une commande en la rendant sensible à un signal lumineux, sonore, ou une reconnaissance d’image.

Ainsi, la cybernétique ne cherchait pas dans l’absolu à coupler la machine à l’humain : mais, bien plutôt à montrer que les mêmes lois logiques et physiques pouvaient être employées pour organiser, diriger et faire communiquer ces deux systèmes. Ce qui, bien évidemment, va donner au transhumanisme des bases théoriques pour espérer la possibilité d’une future humanité « cybernétisée » qui évoluerait d’elle-même par rétroaction. Car bien que la cybernétique soit tombée en désuétude à la mort de Wiener en 1964, de nombreux chercheurs vont par la suite s’emparer des hypothèses de cette discipline et notamment de la notion de rétroaction pour y trouver une application au vivant, à la psychologie, et la communication. Notamment pour la fondation de l’IA, domaine ô combien essentiel aux yeux du transhumanisme.

 

VIII. Un monde connecté : l’intelligence artificielle et l’informatique ubiquitaire

Généralement, la naissance des sciences cognitives est datée à partir de 1956 en même temps que celle de l’IA. Cette discipline naît lors de la Conférence de Dartmouth sur le campus de Dartmouth College à Hanover dans l’État du New Hampshire à l’initiative de John McCarthy (père du terme « intelligence artificielle ») et du chercheur en informatique Marvin Minsky. À l’instar des Conférences de Macy, cette conférence consista en un regroupement interdisciplinaire entre la philosophie, l’anthropologie, la linguistique, les mathématiques, l’informatique, et la psychologie. Durant cette conférence sera ainsi présenté le programme de recherche des sciences cognitives à venir. 

Entre les années 1950-1980, c’est tout un courant que l’on appelle le « cognitivisme » qui va influencer ces sciences interdisciplinaires et selon lequel les processus mentaux sont analogues à ceux d’un traitement automatique de l’information. Ce mouvement vise à développer une théorie unifiée de l’analogie humain-machine de manière à traiter le psychologique et le biologique en termes mécaniques et mathématiques, par comparaison avec le fonctionnement de l’ordinateur.

Concernant l’IA en particulier, il faut cependant noter que, théoriquement, cette discipline est suggérée dès 1950 à partir des travaux précurseurs du mathématicien Alan Turing. Ce dernier considérait en effet déjà dans son article Computing Machinery and Intelligence que l’on pouvait aborder l’apprentissage de la machine comme l’apprentissage de l’enfant en psychologie. Il ajoutait également qu’il ne voyait pas de difficultés à envisager que de cette manière une machine s’éveille un jour à la conscience.

Mais cette discipline étant si à la mode aujourd’hui et souvent malmenée ou fantasmée dans les débats publics, que sans doute faut-il donner une définition générale de ce qu’est l’IA pour identifier clairement de quoi l’on parle ici.

On peut définir l’intelligence artificielle comme étant l’ensemble des techniques informatiques qui permettent de reproduire un raisonnement pour accomplir une tâche spécifique. Une IA peut ainsi être un programme, un robot ou simplement un modèle théorique pouvant être utilisé pour différentes opérations (calculs, prédictions, imagerie, modèles). Ces systèmes artificiels sont qualifiés « d’intelligents » en raison de leur capacité à simuler certaines fonctions naturelles de l’intelligence humaine, et ce, dans de nombreux secteurs différents (par exemple le trading algorithmique, les diagnostics médicaux, les véhicules autonomes, etc.).

Aujourd’hui, le transhumanisme fonde de grands espoirs en l’IA, voyant en cette technologie le moyen d’automatiser toutes nos activités et déléguer les tâches les plus répétitives à des machines pour nous libérer des questions de gestions qu’elles soient économiques, sociales et politiques, tout en les optimisant. Car, plus la puissance de calcul d’une machine est puissante et plus l’IA est capable de réaliser des tâches complexes.

Par exemple, le droit pourra être administré par des IAs, ou, du moins, assister la prise de décision du juge si l’on considère que les lois et les différends sociaux peuvent être réduits à des calculs d’un certain rapport entre bénéfices et risques ou entre peines et rétributions. De même l’imagerie médicale, comme ce peut être le cas de la radiologie, pourra être accompagnée de la précision de reconnaissance d’image d’une IA, permettant par exemple d’identifier un pixel de cellule cancéreuse qui aurait été invisible à l’œil humain.

Mais au-delà de l’aide à la décision, c’est une véritable délégation des aspects quotidiens et pratiques de nos vies qu’envisage le transhumanisme. 

Imaginez le gain de temps et de productivité dans une journée : vous voilà réveillé le matin par une voix synthétique (par exemple, celle de votre popstar préférée) vous souhaitant la bonne journée. Celle-ci vous résume les informations médias, vous indique le degré de température extérieure puis, étant connectée à l’ensemble de votre maison, prépare vos vêtements, et a mis en marche votre grille-pain quelques minutes avant votre lever pour que vous n’ayez même pas à attendre que vos tartines soient grillées exactement comme vous les aimez pour pouvoir les déguster !

Certes, ces avantages peuvent prêter à sourire et rappeler davantage les sociétés de nos romans et films de science-fiction. Mais, ces clichés s’accompagnent de nouvelles réalités sociales déjà concrètes. 

Cela peut s’observer par exemple aujourd’hui avec le système de crédit social en Chine : gigantesque système informatique géré par IA où chaque citoyen se voit attribuer un « score de citoyenneté » qui varie selon leur respect de la loi et qui, s’il descend en dessous d’un certain seuil, interdit automatiquement l’accès à certains droits (prêts bancaires ou paiement par cartes sans contact dans certains lieux par exemple).

Transposé dans la doctrine transhumaniste, on retrouve ici le rêve sociétal de « l’informatique ubiquitaire » : un monde entièrement connecté où chaque objet ou individu peut potentiellement entrer en interaction avec un autre, et ce, grâce à l’intermédiaire de l’IA. À la manière d’une entité à part, directrice de la cité et organisatrice de nos vies, l’IA est appelée par le transhumanisme à prendre part dans à peu près tout : électricité, gestion des hôpitaux, conduite des véhicules, prise de RDV, justice. Il n’y a pas, a priori, un domaine humain qui ne soit pas potentiellement automatisable par IA.

Et cette idée de machine universelle encore une fois n’est pas nouvelle. Déjà au 17e siècle, le philosophe Leibniz imaginait la fabrication du Calculus ratiocinator, machine théorique capable d’analyser les discours et d’exprimer mathématiquement la vérité ou fausseté de toute proposition. Pour Leibniz, pour nous comprendre sans ambiguïté il n’était même plus nécessaire de se parler : remettons-nous-en aux mathématiques et calculons ! De manière plus contemporaine, ce projet de machine mathématique universelle est repris à son compte par le transhumanisme pour lequel il n’y a pas meilleur « juge des controverses » que l’impartialité de l’IA.

L’IA officie ainsi comme étant à la fois la base et le sommet de la société transhumaniste classique : autogérée, productive, dont l’égalité entre les citoyens est calculée impartialement et, surtout, débarrassée des tâches quotidiennes rébarbatives qui limitent l’exploitation du potentiel de chacun. 

Mais, évidemment, de telles espérances s’accompagnent d’enjeux éthiques de conséquence. L’IA est ubiquiste, certes, mais reste cachée : c’est là son ambivalence. 

Qui sait si votre smartphone ou assistant personnel intelligent (Google, Alexa) ne vous écoute pas en ce moment même ? Et quelle place pour les libertés et espérances individuelles dans un monde secrètement déterminé jusque dans le moindre recoin par la précision toujours plus performante des machines ? N’est-ce pas encore laisser la machine remplacer davantage l’humain que de lui déléguer tous ces petits tracas du quotidien qui font de la vie ce qu’elle est ? Ou est-ce véritablement délester à la machine les maux avilissants d’une humanité épuisée par son labeur ?

L’IA sauve-t-elle ou condamne-t-elle son créateur ? D’où l’IA tire-t-elle ce pouvoir quasi divin qui fascine tout autant qu’il effraie, alors même que cette technologie n’est encore aujourd’hui encore qu’une jeune science ?

 

IX. Machine, magie, science et religion : un héritage parfois commun ?

Si le transhumanisme tend parfois à reprendre certains codes de la religion, c’est également parce qu’il hérite d’une dimension mythologique et symbolique vis-à-vis de la machine que l’on ne peut occulter pour comprendre le caractère parfois « mystique » de ce mouvement.

Car, à la manière de Dieu faisant l’homme à son image, l’être humain en a fait de même avec la machine. Il est vrai qu’aujourd’hui l’IA possède un côté magique : on ne sait pas toujours comment elle fonctionne ou calcul, et pourtant, nous nous en remettons à ses oracles sans parfois sans même interroger sur leur bien-fondé.

Cette teneur quasi cabalistique de la machine existe en effet en filigrane au 20e siècle en ce que la machine automatique dispose de plusieurs points d’héritage culturel avec le phénomène religieux. Cette proximité est clairement identifiée par le fondateur même de la cybernétique Norbert Wiener qui en 1964 dans God & Golem Inc., souligne que la machine incarne elle-même un type de récit mythologique : celui du Golem. Dans la mystique juive, le Golem est un être d’argile né du mot emet (« vérité » en hébreu) gravé sur son front et qui sert l’alchimiste et se désagrège une fois la première lettre de emet effacée pour donner met (soit « mort » en hébreu).

Or, pour Wiener, il en est de même pour les machines à apprentissage automatique que du Golem : celles-ci suivent des requêtes (par ailleurs sous forme de diagrammes, schémas, et syllogismes qui ne sont pas sans rappeler les pentagrammes et autres figures alchimiques) qui lui font véritablement déclencher une action matérielle et sont fabriquées à partir de langages (informatiques, logiques, mathématiques). 

Wiener, critique ainsi ce qu’il appelle les « points de collusion entre cybernétique et religion » et ajoute que c’est l’héritage de ce caractère culturel de la « magie » qui peut expliquer l’apparition « d’adorateurs de gadgets » à son époque. Ces adorateurs de gadgets qui commencent à apparaître à la fin du 20e siècle n’étant, probablement, autres que ces « nouveaux apprentis sorciers » d’Amérique du Nord que dénoncera également Hubert Dreyfus dans Alchemy and Artificial Intelligence (1972) et lesquels cherchent, littéralement, une nouvelle pierre philosophale capable d’octroyer la vie éternelle ou de créer un Golem à travers l’IA.

Mais quelle est exactement la teneur du discours transhumaniste ? Y a-t-il des divergences au sein même d’un mouvement qui pourtant prône la convergence de l’humanité ?

 

X. Post-humanisme et transhumanisme : quels rapports ?

Le post-humanisme n’est pas nécessairement un transhumanisme, tandis que le transhumanisme est généralement un post-humanisme. Ceci étant dit, comment clarifier de tels préfixes et faire la distinction ?

On peut tout d’abord en donner l’analyse sémantique : le préfixe post- signifiant généralement après, indique une postérité dans le temps (comme dans posthume, post-covid), tandis que le préfixe trans- implique une notion de mouvement, de changement, de dépassement qui outrepasse certaines limites ou frontières (comment dans transfert, transatlantique, transformation, transgenre).

Si l’on s’en tient à analyse étymologique simple, le post-humanisme serait donc l’étape chronologique succédant à l’humanisme, tandis que le transhumanisme serait le mouvement même de dépassement de ce dernier. On comprend donc en quoi le transhumanisme peut être considéré comme un mouvement qui se dirige vers un post-humanisme, dans la mesure où celui-ci cherche à dépasser la condition humaine actuelle pour l’amener vers un autre stade d’existence.

Mais, le post-humanisme, bien au contraire, peut plus simplement se comprendre comme un certain bilan que l’humanité dresserait des échecs des idéaux de l’humanisme. De quoi parle-t-on, alors, lorsque l’on évoque le post-humanisme ?

 

XI. Le post-humanisme : un bilan mitigé de l’humanité par elle-même

Pris dans sa généralité, le post-humanisme est un courant de pensée du 20e siècle qui prend en considération le fait que l’humanité se métamorphose à la suite de l’impact des technologies sur le monde et réévalue les caractéristiques de l’humanisme et ses ambitions.

Au départ, le post-humanisme est une critique déceptive des conséquences sociales de la révolution industrielle et de la Seconde Guerre mondiale. Ce mouvement peut apparaître alors comme étant une tentative de certains philosophes durant la première moitié du 20e siècle (Günther Anders, Hannah Arendt, Martin Heidegger) qui, bien qu’ils n’emploient pas expressément ce terme, d’analyser à nouveaux frais la condition de l’homme moderne et ce en quoi la technique travestit et l’asservit ainsi que la nature.

Au détour des années 1960-2000, le post-humanisme se raccroche ensuite plus nettement des mouvements underground et artistiques, inspirés alors par les sciences cognitives naissantes. Apparaît notamment le mouvement cyberpunk, conjonction paradoxale de la philosophie punk du No Future ! et de l’esthétique futuriste des nouvelles technologies d’alors, apportant ainsi de nouvelles représentations de cyborg et des réflexions sur le virtuel et l’informatisation de la société. Le cinéma, le jeu vidéo, la littérature et la bande dessinée joueront également un rôle prépondérant dans la diffusion de cette culture populaire à travers des films désormais connus du grand public comme Matrix (1999), des romans comme Neuromancer (1984) de William Gibson, ou des maisons d’édition de bande dessinée françaises comme Les Humanoïdes associés avec le mensuel Métal hurlant.

Mais ce mouvement ne concerne pas seulement l’Europe. Au Japon par exemple, l’esthétique cyberpunk et certaines des critiques de la philosophie occidentale envers la technique vont se voir réappropriées par l’art du manga. Alors également influencés par le shintoïsme, de nombreux réalisateurs et mangakas japonais produiront de nouvelles réflexions sur l’interaction humain-machine et le rôle de l’âme dans ce rapport à travers des films d’animation comme Ghost in the Shell (1995), sur le pouvoir destructeur de la technologie et son lien avec la biologie avec le manga Akira (1982) ou encore sur le virtuel et le métavers avec Avalon (2001).

C’est également dans le monde académique que le post-humanisme va se mêler aux critiques de ce que l’on appelle le « postmodernisme ». Mouvement philosophique apparu particulièrement en France post mai 68 à travers des penseurs comme Deleuze, Derrida, Foucault, Baudrillard, il s’agira ici de toute une remise en cause du rationalisme des Lumières à travers une critique à la fois de la société de consommation capitaliste et du rôle des techniques dans la constitution des sociétés. Les conséquences de la modernité occidentale se voient alors critiquées de l’intérieur et aboutiront au 21e siècle à de nouvelles réflexions sur l’anthropocène (par des philosophes comme Bernard Stiegler ou le sociologue Bruno Latour), c’est-à-dire l’impact géologique et écologique de l’homme sur la Terre depuis l’échec présumé du programme moderniste et de la révolution industrielle.

Le post-humanisme est ainsi un vaste champ d‘expérimentation à la fois philosophique, artistique, et académique qui irrigue le 20e siècle en récupérant dans les arts une esthétique dite « futuriste » (architectures arrondies, individus mi-organique mi-machine, technologies surdéveloppées, villes « intelligentes » gérées par intelligence artificielle, etc.) et également une réflexion des sciences humaines sur le futur possible de l’humanité, qu’il soit utopique ou dystopique, à partir d’une relecture des idéaux de son passé.

Mais, dans l’autre coin du ring, celui du transhumanisme, c’est au contraire un enthousiasme toujours plus prégnant qui se fait jour en faveur de cette épopée technologique de l’humanité, et que nous allons découvrir avec deux de ses principaux mouvements : celui de la singularité technologique et celui de l’extropianisme.

 

XII. Que la singularité soit ! Et la technologie fut

L’un des premiers défenseur et maître à penser du transhumanisme est le fondateur de la mouvance dite de la « singularité technologique », Raymond Kurzweil.

Auteur d’ouvrages aux titres non moins éloquents que The Singularity is Near (2005), Ray Kurzweil se positionne comme véritable prophète du transhumanisme proclamant l’arrivée future d’un point de l’histoire où la progression des technologies CT-NBIC4 permettra de démultiplier indéfiniment les savoirs et dispositions biologiques de l’être humain.

Propos pouvant prêter à sourire (surtout devant le titre de l’ouvrage pouvant rappeler les plus classiques caricatures des annonciateurs de fins du monde et autres mauvais augures), il faut cependant porter attention au fait que ceux-ci se fondent sur des observations anthropologiques et analyses sociologiques concrètes.

En effet, dans The Age of Spiritual Machine publié en 1999, Ray Kurzweil s’appuie un principe d’anthropologie des techniques selon lequel l’outil technique transmet un certain savoir qu’il contient (qu’il soit un silex taillé, une hache, ou un coupe-papier), celui-ci ayant au préalable nécessité la connaissance d’un être intelligent (notre espèce en particulier, l’Homo sapiens sapiens) pour pouvoir être conçu5. L’outil technique répondant à un certain besoin et environnement, il y a ainsi pour Ray Kurzweil une transmission génétique de la connaissance contenue dans l’objet technique à ses utilisateurs et qui participe à la constitution d’un « être technique », l’être humain moderne, dont la nature et le mode d’existence reposent dans sa continuité à évoluer (à « s’augmenter ») à l’aide de prothèses et d’artefacts qui sont capables de s’améliorer eux-mêmes.

Particulièrement, l’intelligence artificielle et Internet apparaissent comme le pinacle de cette évolution technique. 

Et en matière d’IA, Ray Kurzweil est un chercheur qualifié. Ayant programmé dans sa jeunesse ses propres ordinateurs, il a ensuite étudié au MIT dès les années 1970 sous la direction de Marvin Minsky, l’un des pionniers de l’IA. Se spécialisant dans la reconnaissance d’image et de son, il fonde Kurzweil Computer Products en 1974 et produit le premier logiciel de reconnaissance optique de caractère capable d’énoncer des phrases lues à l’aide d’un synthétiseur vocal, permettant par exemple, d’assister un aveugle ou malvoyant dans la lecture de documents sur ordinateurs (renouant par là avec la geste de Cheselden). Recevant des prix prestigieux (comme le Lemelson-MIT de 2001 récompensant aux États-Unis l’inventeur de l’année à hauteur de 500 000$), il sera par la suite engagé en 2015 par le co-fondateur de Google, Larry Page, pour travailler sur le traitement automatique du langage par ordinateur.

Ainsi, pour Ray Kurzweil, à l’aube de l’an 2000 l’IA va permettre d’accélérer encore davantage la démultiplication des technologies, rendant leur courbe d’évolution non plus simplement linéaire, constante, mais désormais exponentielle, c’est-à-dire en prise de vitesse et de quantité à travers le temps. Ray Kurzweil reprend par exemple les prédictions d’Alan Turing en 1950 dans Computing Machinery and Intelligence à propos de l’évolution de la capacité de stockage de l’ordinateur, tout en professant que les estimations de Turing seront largement dépassées à l’horizon du 21e siècle.

Quelques chiffres permettent de se représenter la chose : Turing estimait à son époque la capacité de mémoire du cerveau à 1015 bits, soit 1 pétaoctet, ce qui équivaut à plus de 1 000 000 giga-octets (1 048 576 Go pour être exact). À titre comparatif, aujourd’hui, la mémoire de stockage d’un iPhone peut atteindre entre 128 Go et 1 téraoctet et un ordinateur utilisé quotidiennement entre 1 To et 4 To (ce qui équivaut à 1024 Go et 4096 Go). Si l’on s’en tient à ces paramètres, il faudrait combiner la mémoire de stockage de 256 ordinateurs modernes de 4096 Go pour atteindre une machine dont la capacité de stockage mémoire soit équivalente à l’estimation de celle du cerveau par Turing.

Or, il s’avère que ces mêmes capacités de stockage sont aujourd’hui dépassées de loin par des supercalculateurs comme Summit d’IBM, situé au laboratoire national Oak Ridge dans l’État du Tennessee aux États-Unis et qui dépasse déjà les millions de Go de stockage 6. Et c’est bien sûr sans parler également de la puissance de calcul d’ordinateurs quantiques comme Sycamore de Google capable en 2019 de réaliser en moins de 4 minutes un calcul qui aurait pris, selon Google, 10 000 ans à Summit 7 8

Ainsi, certes, Ray Kurzweil ne prenait pas de risque en anticipant pareille augmentation des performances des nouvelles technologies, dans la mesure où leur diffusion accompagne le phénomène plus général encore qu’est celui de la globalisation et de la course à l’innovation technologique.

Mais on ne saurait lui reprocher ce constat de fait : il y a une accélération sans précédent de la puissance de calcul et capacité de stockage des ordinateurs, ainsi qu’un développement et une prolifération des objets techniques et connectés au 21e siècle qui ne cessent de s’accroître dans le temps. Songeons par exemple que nous sommes passées du Web 1.0 des années 1990-2000 (Web dit « statique » avec des sites web en mode lecture seul) au Web 2.0 en 2004 (apparition des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube) et que nous nous dirigeons vers le Web 3.0 (Web dit « sémantique » dans lequel les logiciels et moteurs de recherche proposent une personnalisation de l’expérience de l’utilisateur toujours plus poussée) et ce, en à peu près 30 ans.

Doit-on pour autant se laisser séduire par une telle avalanche de chiffres ? Certes, les technologies se complexifient et deviennent plus performantes. Mais quel rapport y a-t-il entre « transcender la condition humaine » et de tels résultats quantitatifs ? Pareil constat permet-il pour autant d’envisager la vie éternelle ou encore la cybernétisation des corps ? 

N’est-ce pas ici des problèmes autrement philosophiques, sociaux et médicaux qui ne peuvent simplement se réduire à une capacité de mémoire de stockage ou de puissance de calcul ? Ou même, plus trivialement : n’est-ce pas pure spéculation et promesses de ventes de la part de managers de mégacorporations pour lesquels se mêlent intérêts financiers et marketing ?9 

C’est un peu tout cela qui se synthétise dans le pari que fait une autre branche du transhumanisme et qu’on nomme « extropianisme ».

 

XIII. L’extropianisme : tuer la mort, un crime contre l’humanité ?10

L’extropianisme est un des mouvements principaux du transhumanisme et se fonde par opposition avec le phénomène physique d’entropie. Il faut donc, avant d’en venir à l’extropianisme même, clarifier le concept auquel ce dernier prétend s’opposer.

Terme employé tout d’abord par le physicien Rudolf Clausius en 1865, l’entropie est la mesure du degré de désorganisation d’un système. Par exemple, la fonte d’un glaçon laissé au soleil : les molécules d’eau d’un glaçon sont à un état solide, homogène, liées entre elles et ordonnées. Puis, sous l’effet de la chaleur, le glaçon va fondre et ses molécules d’eau vont avoir tendance à se désorganiser et passer à un état liquide.

Plus généralement encore, l’entropie s’inscrit sous le principe de thermodynamique d’irréversibilité des phénomènes physiques d’après lequel les choses dans la nature perdent naturellement leur énergie, se dégradent et tendent vers le chaos, et ne peuvent généralement pas retourner d’elles-mêmes à un état antérieur. 

Par exemple, ce n’est en effet pas l’eau qui a tendance à se solidifier toute seule dans votre verre. Au contraire, à moins que vous ne mainteniez votre glaçon dans un milieu à une température spécifique, celui-ci aura naturellement tendance à fondre. Ainsi, le phénomène opposé à l’entropie est appelé « néguentropie » et correspond à cette action de tenter de maintenir l’équilibre d’un système : ici, par exemple le fait de mettre votre glaçon dans le réfrigérateur.

Mais le phénomène d’entropie ne s’arrête pas là. Claude Shannon, fondateur de la théorie mathématique de la communication, va en 1948 réemployer ce terme pour mesurer le degré d’incertitude contenu dans un message. En effet, pour Shannon on peut représenter l’information contenue dans un message en réduisant le plus possible l’imprévisibilité d’apparition des lettres et mots qui le composent.

C’est ici le concept « d’entropie de Shannon » : par exemple, si en retranscrivant un message on s’aperçoit que les lettres qui le composent forment une suite « aaaaaaa », alors on considérera que ce message dispose d’une entropie quasi nulle, car l’on peut statistiquement s’assurer (sur la base des précédentes lettres) que le prochain symbole probable suivant sera « a ». 

Il existe ainsi tout un débat relatif à la nature de l’entropie en théorie de l’information et son lien avec l’entropie en thermodynamique, une équivalence formelle ayant été démontrée par Edwin Thompson Jaynes en 1957 entre les deux entropies. La question qui sera posée à la suite de cette équivalence sera naturellement : quelle est la nature de l’information ? Est-ce une énergie ? Une masse ? Un phénomène physique ? Ou bien faut-il considérer l’information comme une composante à part entière de l’univers ?

Sans répondre à la question, avoir ce problème à l’esprit permet de mieux comprendre en quoi l’extropianisme peut se voir comme un mouvement qui, à ses yeux, en plus de lutter pour l’amélioration de l’être humain par la technologie contre sa tendance à se dégrader, c’est-à-dire sa tendance à mourir, est également dans un combat avec la nature elle-même.

Ainsi, dans les Principes extropiens, d’abord publiés en 1998 et qui en sont à la version 3.0 depuis 2003, Max More, fondateur de l’extropianisme, décrit le « cadre évolutif dans lequel envisager la vie d’une façon rationnelle et effective, débarrassée de dogmes qui ne peuvent pas survivre à la critique scientifique ou philosophique. »11. Il est à noter cependant que l’« extropie » n’est pas un phénomène physique. Ce terme n’a été inventé que par opposition sémantique avec le terme « entropie » pour marquer le projet transhumaniste dans lequel s’inscrivaient ses adhérents. 

Son ambitieux programme se résume en sept principes : Progrès perpétuel, Transformation de soi, Optimisme pratique, Technologie intelligente, Société ouverte, Auto-orientation, Pensée rationnelle. Sans détailler chacun des principes (qu’on laissera à la juste appréciation du lecteur), on peut résumer ceux-ci à un projet fondamental : tuer la mort et unifier l’humanité.

L’extropianisme voit en effet dans les CT-NBIC la possibilité future d’outrepasser l’outre-monde, qu’il s’agisse de ne pas mourir ou de quitter la Terre pour vivre un jour sur une autre planète, notamment par des moyens technologiques tels que la manipulation génétique, le fameux téléchargement des esprits, ou encore la cryoconservation. Et de telles ambitions sont loin d’être ignorées aujourd’hui, dans la mesure où des entreprises  de biotechnologie comme Calico, fondée en 2013 par Google, voient le jour avec pour objectif assumé de travailler de lutter contre le vieillissement humain.

Mais, pour comprendre encore davantage la philosophie extropianiste, il faut également considérer que celle-ci s’inscrit dans un état d’esprit général lié à l’arrivée d’Internet. 

 

XIV. Un partage sans limites

En effet, la « philosophie extropianiste » coïncide avec celle des mouvements comme le cyberpunk, une conception cryptoanarchiste de l’économie, et le New-Âge. Tous ces termes peuvent porter à confusion dans une seule et même phrase, certes. Mais ceux-ci ont en réalité en commun les notions de partage, d’individualisme et de libre-échange, valeurs qui sont promues sur Internet à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle.

C’est toute une véritable sous-culture du libre accès, du libre-échange, et de l’individualisme qui apparaît avec Internet et dont vont hériter les valeurs de l’extropianisme. L’information tout d’abord, passe du statut de grandeur physique à celui de valeur économique.

À l’aide des nouvelles technologies de cryptographie, chaque individu est aujourd’hui capable de dissimuler son identité sur le Web grâce à un pseudonyme et de sécuriser ses échanges sans qu’un tiers (un État, la Loi, Institutions financières) puisse intervenir sur ceux-ci ou les intercepter. Ainsi, pouvoir échanger des messages cryptés (ou toutes autres informations) à l’aide de chiffrement permet à tout individu d’être libre de choisir avec qui il veut faire affaire dans un espace indépendant (le Web) avec une monnaie tout aussi virtuelle (type Bitcoin) sans pour autant avoir à révéler son identité réelle ni la nature de ses transactions.

Cependant, cette notion de partage et d’échange au profit d’un renforcement de la liberté individuelle ne se limite pas à l’économie, mais se dote également d’une dimension spirituelle.

Il est en effet à noter que le New-Âge, courant spirituel né aux États-Unis dans les années 60-70 qui s’est justement diffusé massivement sur Internet à l’aube des années 2000, repose sur cette notion de « partage » ainsi que sur un mélange de plusieurs préceptes de philosophies occidentales (Christianisme, Judaïsme, Islam) et orientales (Taoïsme, Yoga, Bouddhisme), tout en insistant également sur le « développement du potentiel individuel et collectif ». Pour certaines branches du New-Âge, l’humanité est par ailleurs en train d’accéder à nouvel « âge cosmique », l’Ère du Verseau, depuis 2012 ou 2020 et qui serait caractérisée par des évolutions technologiques, conscientes et sociales, et dont la crise du coronavirus est supposée être la singularité témoignant de ce passage.

Ainsi, si le lien n’est pas tout à fait direct entre ces différentes mouvances, on peut cependant faire le parallèle entre elles dans la mesure où nous y retrouvons à la fois des valeurs communes, mais, également, des similitudes entre les croyances. Et il s’avère que, sans seulement rester théorique, le parallèle entre les idéaux de ces mouvements semble justement parfois se matérialiser à travers les recherches de certaines grandes entreprises sur de nouvelles technologies. 

Par exemple, la philosophie d’un « être-réseau » ou d’un « esprit de ruche (hive mind) est notamment alimentée par la start-up Neuralink cofondée par Elon Musk en 2016 et qui étudie la possibilité d’implants de composants électroniques neuronaux pour permettre à l’individu d’interagir avec n’importe quel terminal informatique par la pensée. Ce type de recherche contribue ainsi à alimenter l’apparition au début du 21e siècle d’une « techno-spiritualité transhumaniste » selon laquelle la technologie pourrait un jour de connecter les êtres entre eux, leur permettant d’échanger librement, et de retrouver un sentiment océanique d’union et de partage de conscience indépendamment des contraintes de la réalité physique.

Pour résumer, l’extropianisme professe ainsi une idéologie profuse en directions et en inspire d’autres, ce qui, finalement, coïncide logiquement avec ses ambitions à la fois économiques, sociales, philosophiques, éthiques, spirituelles sans être religieuses, en développement personnel. Mais que penser, alors, du réalisme de tels idéaux ? Peut-être peut-on pour y répondre laisser place à un juge plus impartial encore que l’auteur ou qu’une IA : les faits.

 

 

 

Conclusion : que nous est-il permis d’espérer ?

Assurément, le transhumanisme pose de véritables questions à la fois sociales, économiques, philosophiques, scientifiques et d’anticipation de l’avenir. Mais encore faut-il, après avoir quitté la Terre par les spéculations de l’esprit, y revenir pour se confronter à la réalité matérielle des faits.

Et ceux-ci ne sont parfois pas tendres avec le transhumanisme : de toutes les espérances professées par les différents mouvements, certes l’avènement de nouvelles technologies et l’évolution exponentielle de leur nombre et puissance sont une réalité, mais les résultats concernant les ambitions fondamentales de ce mouvement (à savoir vaincre la mort, métamorphoser le corps, télécharger les esprits) se heurtent à des limites cette fois-ci issues de la science elle-même. 

 

L’intelligence artificielle, par exemple, a rencontré dès son origine des limites logiques en informatique théorique qui furent mises à jour par Alan Turing lui-même en 1936 avec le problème de l’arrêt (ou plus exactement du non-arrêt), démontrant qu’il n’existe pas d’algorithme permettant de prédire si un programme va s’arrêter ou non de fonctionner. Autrement dit : qu’il n’existe pas de programme universel capable de répondre à tout type de question mathématique.

De même certains philosophes comme John Searle dans son célèbre article Mind, Brains and programs (1980) ou Hubert Dreyfus dans What Computers Can’t Do (1972) montreront que l’intelligence ne peut pas se résumer à une approche mathématique, mais nécessite de prendre en compte des facteurs contextuels et intuitifs que seul un être vivant véritable peut percevoir. Si l’on suit Searle et Dreyfus, une IA ne saurait donc jamais ni aujourd’hui ni à l’avenir, et ce, en vertu même de sa nature mécanique, acquérir ou exprimer d’émotion humaine, comprendre un dilemme moral, ou prendre la moindre décision à propos de problèmes qui n’impliquent pas de notions mathématiques.

Les changements corporels tant espérés sont également encore à leurs balbutiements. 

En biomédecine par exemple, la société française Carmat fondée en 2008 est créatrice du cœur artificiel le plus performant au monde, c’est-à-dire une bioprothèse totalement implantable et adaptable à l’activité de vie du patient ayant pour but de résoudre l’insuffisance cardiaque en phase terminale. En 2019, cette prothèse est en mesure de garantir une durée de vie d’un patient que sur environ 6 mois en moyenne et 2 ans maximum, par rapport à presque 15 ans pour une transplantation classique. Ce qui est certes très encourageant d’un point de vue de santé publique, mais ne permet pas encore pour le moment une commercialisation régulière de cette bioprothèse12.

Les exemples de ce genre peuvent encore être nombreux. À vouloir dans l’absolu « tuer la mort », peut-être le transhumanisme voit-il (pour le moment ?) à trop grande échelle, oubliant sûrement qu’il y a déjà fort à faire pour améliorer les conditions de vie immédiates. 

Vivre mieux, manger sainement, faire du sport, permettre au plus grand nombre l’accès aux soins sont des résolutions certes moins excitantes que de se voir doté d’un exosquelette permettant de marcher sur Mars, ou encore d’avoir accès au savoir universel relatif et absolu en branchant notre moelle épinière sur un câble Ethernet. Mais, au moins, celles-ci sont réalisables et contribuent, de fait, à une prolongation de l’espérance de vie individuelle et collective.

Également, la question de l’évolution exponentielle du nombre d’objets techniques à notre siècle pose une question d’écologie : que faire de toutes ces futures technologies qui deviendront obsolètes ?13  Si les ordinateurs deviennent plus puissants en un laps de temps de plus en plus court, c’est alors un nombre conséquent d’objets techniques non-utilisés qui risque de s’amonceler dans le monde, mettant ainsi en question leur durabilité et leur impact environnemental.

Mais, ces mêmes limites technologiques, biologiques et écologiques sont peut-être les dépassements de demain. La technologie elle-même parvient parfois à répondre à ses propres problématiques (en témoigne le régulateur à boules de Watts).

Le transhumanisme a donc le mérite de poser des questions de fond qui assurément, si elles ne se réduisent pas à de la simple spéculation financière ou idéologique, anticipent des débats philosophiques à venir au sein de nos sociétés informatisées et en plein phénomène de globalisation. Car qui peut dire aujourd’hui que nous avons suffisamment estimé les conséquences de l’informatisation de la société sur nos relations sociales et sur nos vies à venir ?

Certainement, comme nous l’avons vu l’histoire se répète et la psychologie humaine dispose de certaines constantes qui, sur la base du passé, peuvent laisser inférer sur le futur. Alors, peut-être encore ici le mot du philosophe sera plus à même de conclure que l’auteur de ces quelques lignes sur l’intérêt que soulèvent les questions du transhumanisme sur les possibilités de l’avenir14  :

« Si l’homme peut prédire, avec une assurance presque entière, les phénomènes dont il connaît les lois ; si lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de l’avenir, pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire ? »

Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Flammarion, 1988, p. 265.

 

 

Charles Bodon

 

 1 Julian Huxley, In New Bottles for New Wine, éd. Chatto & Windus, Londres, 1957, p. 17

 2 Pic De la Mirandole, De la dignité de l’homme, cité dans Paul Oskar Kristeller, Eight Philosophers of the Italian Renaissance, Stanford, Stanford University Press, 1964 ; trad. fr. A. Denis, Huit philosophes de la Renaissance italienne, Genève, Droz, 1975, p. 24-27

 3 Francis Bacon, La nouvelle Atlantide, 1627, trad. fr. M. Le Doeuf et M. Llasera, Paris, Flammarion, 1995, p.119

4 Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science.
5 Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, Londres, Penguin Books, 1999, p. 23

6 Summit n’étant, par ailleurs, « que » le 4e ordinateur le plus puissant au monde, détrôné en 2020 par Fugaku et ce dernier récemment par le super ordinateur Frontier de l’Oak Ridge National Laboratory. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/TOP500, consulté le 11/06/2022
7 Bien qu’IBM conteste ces résultats à Google, défendant qu’il est possible qu’avec des paramètres suffisants le temps du calcul en question prenne à Summit environ deux jours et demi. Article: https://www.ibm.com/blogs/research/2019/10/on-quantum-supremacy/, consulté le 09/04/2022
8 Il est donc nécessaire aujourd’hui de distinguer entre puissance de calcul (nombre d’opérations possible par seconde) et la capacité mémoire (nombre de données enregistrables) d’un ordinateur.
9 Comme le dénoncent par exemple Danièle Tritsch, ancien professeur à l’Université Pierre et Marie Curie et Jean Mariani, professeur émérite à Sorbonne Université dans cet article du Huffingtonpost https://www.huffingtonpost.fr/daniele-tritsch/halte-aux-affirmations-absurdes-et-a-lescroquerie-du- transhumanisme-et-de-lintelligence-artificielle_a_23453019/, consulté le 09/04/2022

10 Le titre de cette section est repris à celui de l’article Tuer la mort est un crime contre l’humanité (2005), de François Berger (INSERM), Frank Lethimonnier (CEA/INSERM), François Signaux (Université Paris Diderot/APHP) dans lequel les auteurs en précisant les rapports entre médecine et nouvelles technologie, mettent en question la marchandisation du corps à laquelle peut conduire le transhumanisme. Article: https://www.larecherche.fr/node/35380, consulté le 09/04/2022

11 Max More, Principes extropiens 3.0, 2003, http://editions-hache.com/essais/more/more1.html, consulté le 09/04/2022

12 Source : https://www.carmatsa.com/actualites/carmat-le-retour-dexperience-apres-6-ans-et-8-mois-de-support- cumule-montre-des-resultats-cliniques-en-constante-amelioration-chez-les-patients-de-letude-pivot/, consulté le 09/04/2022

13 Voir ici le concept de « technologie zombie » du physicien José Haloy : https://www.ritimo.org/Au-dela-du- low-tech-technologies-zombies-soutenabilite-et-inventions, consulté le 09/04/2022
14 On ne peut que conseiller au lecteur désireux d’aller plus loin sur le sujet, la lecture de G. Hottois, Le Transhumanisme est-il un humanisme ? Académie royale de Belgique, coll. L’Académie en poche, Bruxelles, 2014, auquel l’auteur doit son intérêt pour la question.