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Fédération française des sciences de la cognition

Bien que la dimension hédonique de la musique soit connue du plus grand nombre, son utilité d’un point de vue évolutionniste est longtemps restée mystérieuse. Cependant, de récents travaux en psychologie suggèrent que cet art serait étroitement lié à la cognition humaine, jouant ainsi un rôle capital dans l’évolution.

Au-delà des dissonances

Selon Perlovsky (2017), la musique aurait une fonction essentielle dans l’évolution de l’espèce humaine : nous permettre de faire face aux nombreuses dissonances cognitives rencontrées au cours de nos vies, des contrariétés du quotidien au deuil en passant par le chagrin d’amour. La dissonance cognitive, théorisée par Festinger en 1957, survient lorsque nous sommes confrontés à des idées ou croyances incohérentes avec nos systèmes de pensée. Cela se traduit par une sensation d’inconfort (i.e. tension interne), souvent résolue par la dévalorisation -voire la négation- de l’information venant contredire nos convictions. Si cette stratégie permet un soulagement rapide, elle peut également représenter un frein à l’apprentissage en s’opposant à l’acquisition de nouvelles connaissances. La musique nous aiderait donc à endurer l’inconfort de la dissonance cognitive et à prendre en considération les informations que nous jugeons moins plaisantes, condition nécessaire à notre évolution en tant qu’individus et en tant qu’espèce.

L’un des marqueurs classiques de la dissonance cognitive en psychologie expérimentale -tant chez les enfants que chez les adultes- est la dévalorisation systématique d’un bien lorsqu’il est dit au participant qu’il ne peut pas l’obtenir (Aronson & Carlsmith, 1963). Les effets de la musique sur ce phénomène ont récemment été explorés : dans une première condition expérimentale, des enfants de 4 ans sont privés de leur second jouet préféré au cours de l’expérience. Celui-ci devient alors indigne de leur intérêt (Masataka & Perlovsky, 2012). Chez ces enfants, le désir de posséder entre en contradiction avec l’impossibilité d’avoir, et la frustration engendrée par cette dissonance est apaisée par une dévalorisation du jouet. De manière intéressante, la même expérience réalisée avec une musique de fond dans une seconde condition expérimentale n’entraîne pas de changement d’appréciation du jouet par l’enfant. La musique lui permet donc de tolérer deux informations dissonantes : « ce jouet a de la valeur » et « je ne peux pas l’avoir ». Une étude plus récente suggère que ce phénomène dépendrait également du caractère plaisant de la musique (Perlovsky et al., 2013).

Une tolérance augmentée à la dissonance cognitive aurait pour fonction de favoriser l’apprentissage de nouveaux savoirs et comportements. L’hypothèse d’une accumulation des connaissances facilitée par la musique est appuyée par l’expérience de Cabanac et al. (2013) selon laquelle, à niveau initial équivalent, les étudiants suivant des cours de musique obtiennent des performances académiques supérieures à celles de leurs pairs. Ces meilleurs résultats scolaires s’appliquent à l’ensemble des matières. Les activités musicales semblent donc constituer un véritable moteur de l’apprentissage.

La musique comme vecteur de lien social

“Music makes the people come together” chantait Madonna en l’an 2000. Et les travaux de Savage et al. (2020) lui donnent raison. En effet, le rôle de la musique dans la création et dans la consolidation de liens interpersonnels est souvent évoqué pour justifier de son importance au cours de l’évolution. La berceuse constitue généralement l’interaction musicale la plus précoce de la vie humaine. Le chant maternel, en permettant de communiquer des messages spécifiques sans exigence de compréhension du contenu sémantique du langage par l’enfant, représente ainsi un mécanisme de régulation émotionnelle plus adapté que le discours maternel (Cirelli & Trehub, 2020). Au-delà de cet aspect communicationnel, une étude de Vlismas et al. (2013) suggère que les interactions musicales précoces sont plus efficaces que le jeu non-musical pour renforcer l’attachement du parent à son enfant.

A travers la vie, les activités musicales continuent à jouer un rôle important dans les échanges interpersonnels, en favorisant notamment les comportements prosociaux (Kirschner & Tomasello, 2010). Cependant, enfants et adultes affichent des préférences envers les membres de leur catégorie sociale et la musique agit comme un marqueur pour les identifier. La connaissance partagée de chansons spécifiques implique effectivement des antécédents socio-culturels communs et est interprétée très tôt comme un signal d’appartenance au même groupe. Ainsi, les enfants d’âge préscolaire utilisent déjà la connaissance commune d’une chanson comme critère de sélection en amitié (Soley & Spelke, 2016). La culture musicale est donc profondément liée à l’identité sociale et à la formation de relations, et ce dès le plus jeune âge.

« Et ça m’a rappelé que la musique quand elle bien faite, c’est magique
Elle relie les gens entre eux comme un fil électrique
Elle peut tous nous faire bouger la tête sur une même rythmique
Pendant des heures, c’est le bonheur si tant est qu’il y ait du kick
Tu vois ce mec et moi, on s’connaît pas et pourtant on s’kiffe
Juste en échangeant des noms de chansons, qu’est-ce que c’est jouissif
Qu’est-ce que c’est plaisant de savoir qu’elle nous touche tous autant
Malgré nos vies, nos avis, nos amis, nos âges différents »

The Pirouettes – Chanter sous les cocotiers

Lorsqu’elle est partagée en direct, la musique permet également un phénomène réputé pour privilégier la coopération, les comportements d’aide et l’appréciation d’autrui : la synchronisation rythmique (Valdesolo & DeSteno, 2011). Ce mécanisme est aussi retrouvé lorsque plusieurs personnes dansent ensemble. Les travaux de Tarr et al. (2016) démontrent notamment que la danse synchronisée augmente le sentiment d’être connecté au reste du groupe ainsi que l’affinité à ses membres. Toutefois, la fonction sociale de la musique ne se limite pas à rapprocher différents individus : elle est aussi un outil efficace contre la solitude selon une étude de Schäfer et al. (2020). D’après ces travaux, une chanson familière aurait le pouvoir de simuler une compagnie empathique et pourrait ainsi servir de substitut social.

La musique augmenterait donc la cohésion humaine ainsi que notre adaptabilité : en maximisant notre tolérance aux dissonances cognitives, elle nous permettrait d’acquérir de nouvelles stratégies dans les situations qui le nécessitent. Cet art serait par conséquent -au même titre que le langage- central dans l’évolution de nos cultures. Beaucoup de recherches doivent encore être menées sur les dimensions cognitive et émotionnelle de la musique. Si cette dernière permet effectivement une plus grande résilience, elle pourrait être un outil déterminant en temps de crise. L’humanité fait actuellement face à de nombreux enjeux pour lesquels la musique présente un fort potentiel. C’est par exemple le cas de la problématique écologique, caractérisée par une inaction liée, entre autres, à un sentiment d’impuissance et à une dissonance cognitive trop importants (Norgaard, 2009). De quoi reconsidérer l’importance que nous accordons à l’éducation musicale.

Références

  1. Aronson, E., & Carlsmith, J. M. (1963). Effect of the severity of threat on the devaluation of forbidden behavior. The Journal of Abnormal and Social Psychology66(6), 584.
  2. Cabanac, A., Perlovsky, L., Bonniot-Cabanac, M. C., & Cabanac, M. (2013). Music and academic performance. Behavioural brain research256, 257-260.
  3. Cirelli, L. K., & Trehub, S. E. (2020). Familiar songs reduce infant distress. Developmental psychology56(5), 861.
  4. Festinger, L. (1957). A theory of cognitive dissonance.
  5. Kirschner, S., & Tomasello, M. (2010). Joint music making promotes prosocial behavior in 4-year-old children. Evolution and Human Behavior31(5), 354-364.
  6. Masataka, N., & Perlovsky, L. (2012). Music can reduce cognitive dissonance. Nature Precedings, 1-1.
  7. Norgaard, K. M. (2009). Cognitive and behavioral challenges in responding to climate change. World Bank Policy Research Working Paper Series.
  8. Perlovsky, L., Cabanac, A., Bonniot-Cabanac, M. C., & Cabanac, M. (2013). Mozart effect, cognitive dissonance, and the pleasure of music. Behavioural Brain Research244, 9-14.
  9. Perlovsky, L. (2017). Music, passion, and cognitive function. Academic Press.
  10. Savage, P. E., Loui, P., Tarr, B., Schachner, A., Glowacki, L., Mithen, S., & Fitch, W. T. (2020). Music as a coevolved system for social bonding. Behavioral and Brain Sciences, 1-36.
  11. Schäfer, K., Saarikallio, S., & Eerola, T. (2020). Music may reduce loneliness and act as social surrogate for a friend: Evidence from an experimental listening study. Music & Science.
  12. Soley, G., & Spelke, E. S. (2016). Shared cultural knowledge: Effects of music on young children’s social preferences. Cognition148, 106-116.
  13. Tarr, B., Launay, J., & Dunbar, R. I. (2016). Silent disco: dancing in synchrony leads to elevated pain thresholds and social closeness. Evolution and human behavior37(5), 343-349.
  14. Valdesolo, P., & DeSteno, D. (2011). Synchrony and the social tuning of compassion. Emotion11(2), 262.
  15. Vlismas, W., Malloch, S., & Burnham, D. (2013). The effects of music and movement on mother–infant interactions. Early Child Development and Care183(11), 1669-1688.